Mollat : Ce roman est un peu différent de ce que vous aviez l'habitude d'écrire, il se lit presque comme un polar, et puis on voyage, en Chine, en Argentine aussi...
Marc Levy :
Oui, j'étais à Rio dernièrement... euh non à Buenos Aires, les deux voyages se suivaient en fait, pour un salon du livre où j'ai eu la chance de rencontrer beaucoup d'Argentins : j'ai été frappé à quel point certaines choses liées à la dictature continuent de hanter la génération actuelle... Une phrase en particulier revenait en permanence : "jamais nous n'aurions imaginé quelques mois avant que cela pouvait nous arriver à nous". Cette phrase a fait résonnance dans ma tête, avec un sujet qui a occupé toute ma vie, à savoir la fragilité des démocraties et combien cela peut basculer à toute vitesse. Aujourd'hui au nom de la sécurité de l'État, on peut faire avaler n'importe qu'elle couleuvre à tout un peuple quelque soit son degré d'éducation, de culture et son amour de la liberté... Il y a un parallèle très intéressant dans la situation contrastée vécue par ce journaliste-reporter qui a sombré dans l'alcool et sauvé par l'amour de son métier et de la vérité.

Mollat : C'est important pour vous d'être un écrivain engagé ?
M. Levy :
Oh le mot engagé, il faut l'aborder avec beaucoup d'humilité : quand Bernard-Henry Lévy se rend clandestinement dans les rues de Mistrata en Lybie, lui est engagé... Quand on manifeste pour la paix rue du Trocadéro, c'est différent. J'ai trop de respect pour les gens qui sont sur le terrain pour me dire engagé quand je suis derrière un bureau.

Mollat : On sent l'influence du roman policier dans ce roman, Andrew notamment, vrai personnage de polar sombre...
M. Levy :
J'avais envie d'un personnage à la Carver, à la Stephen King... J'ai toujours été très influencé par l'humour anglais, ce génie qu'ils ont d'aborder chaque situation grave avec dérision. Par exemple pendant la guerre, en plein blitz, y'avait cette pancarte qui disait "Rester calme et continuer"... J'avais envie de m'en inspirer dans mon histoire, façon Cluedo aussi, où l'on se demande si c'est le colonel Moutarde qui l'a tué, dans le salon avec la corde ou le revolver. Une façon d'aborder des choses plus sérieuses sans se prendre soi-même au sérieux.

Mollat : La question de l'identité est également présente, avec des personnages en quête d'eux-mêmes...
M. Levy :
Oui très. Notre pays a d'ailleurs beaucoup été animé par ce débat sur l'identité nationale, vaste question... mais on n'a jamais parlé de l'identité de ceux qui font la nation ! Et à travers l'histoire du peuple argentin, j'ai trouvé là un thème passionnant : on sait qu'au moins 500 bébés ont été volés à leur mère au moment de la naissance, à l'époque de la dictature... J'ai suivi le parcours d'une femme extraordinaire qui a découvert à 20 ans que l'homme qu'elle appelait papa, membre de l'armée d'État, n'était pas son père et qu'il avait tué son vrai père, un révolté argentin : vous imaginez le choc identitaire. Cette question m'a toujours passionnée, donc on la retrouve dans le roman à travers le dilemme de la vérité, auquel se retrouve confronté Andrew Stilman : est-ce que toutes les verités sont bonnes à dire, que fait-on lorsque l'on détient une verité dont la révélation va compromettre la vie d'un certain nombre de personnes ?

Mollat : On retrouve également le fait de déjouer la réalité, comme un fantasme qui vous poursuit.
M. Levy :
Ce n'est pas du tout un fantasme, c'est une façon de parer à ma problématique à moi qui consiste à parler des choses sérieuses sans se prendre au sérieux. Par exemple dans Toutes ces choses qu'on ne s'est pas dites (l'un de ses précédents romans), j'avais envie d'aborder le thème des non-dits, quelque chose de très grave, notamment dans les familles, et je voulais aborder cela sans pour autant me prendre pour un psychologue. En l'occurence, le personnage du père revient dans la vie de sa fille 8 jours après sa mort sous la forme d'un robot... et très vite, cette situation que l'on croyait extraordinaire s'avère tout a fait ordinaire. Je trouve ça particulièrement ludique de mettre des personnages dans des situations absurdes et d'en faire oublier l'absurdité. Idem dans Si c'était vrai : dans son coma, Lorraine sort de son corps et au bout de 10 pages, le lecteur oublie le fantôme pour en faire un personnage à part entière. C'est davantage un procédé narratif qui me permet de lutter contre ma propre pudeur qu'une passion pour le fantastique que je n'ai pas.

Mollat : L'amitié est de nouveau au centre de ce roman. C'est important ?
M. Levy :
C'est ce qu'on peut appeler mon canevas, à savoir la relation que l'on porte aux sentiments, qu'ils s'agissent d'amitié ou d'amour, et surtout ce moment de la vie où l'on est confronté à des choses qui nous dépassent et nous obligent à nous remettre en cause et abandonner la totalité de nos préjugés. C'est criant ici quand Andrew raconte à son ami qu'il a été tué puis revenu deux mois en arrière, et que s'il ne l'aide pas à trouver son assassin, on va le tuer à nouveau... C'est là une véritable question d'amitié : soit l'ami en question appelle SOS médecin et c'est l'internement immédiat, soit il se dit "si lui le croit, je le crois". En fait, c'est la question de confiance sans qu'elle ait besoin de s'intégrer dans une question de rationalité.